You are currently viewing Scorn │ ★ 8

Scorn │ ★ 8

Depuis son annonce et ses premières images, Scorn était un rêve moite pour fan de HR Giger, le peintre suisse connu pour son travail sur Alien, mais dont l’œuvre s’étend bien au-delà et donna ses lettres de noblesse au biomécanique. Pour autant, le jeu du développeur Serbe Ebb Software n’avait dévoilé que peu de ses cartes et je n’avais qu’une vague idée de ce dans quoi je m’embarquais quand je l’ai finalement lancé.

Sorti de Salvador Dali (en allant découvrir ses œuvres les moins connues), Beksiński ou Ernst Fuchs, peu d’artistes ont su convoquer des scènes aussi cauchemardesques que HR Giger. Son imaginaire tourmenté – retranscrit avec une impressionnante finesse et un luxe de détails qui confine au sublime – nous transporte dans des paysages où le charnel se mêle à l’industriel et où la lisière entre le mécanique et l’organique nous échappe et nous perturbe.

Très peu de jeux avaient exploré l’imaginaire de cet auteur, si ce n’est Dark Seed, en 1992, et il était plus que temps qu’une équipe talentueuse mette les pieds dans le plat, car un tel projet est incroyablement casse-gueule. Non seulement Ebb Software s’en sort avec brio, au prix de décisions radicales qui n’ont clairement pas mis tout le monde d’accord, mais ils se montrent surtout extrêmement respectueux du matériau d’origine, sans pour autant y adhérer religieusement.

Scorn est absolument magnifique, éclairé à la perfection, et propose les panoramas les plus effroyablement séduisants que j’ai vu dans un jeu vidéo. Que ce soit en intérieur ou en extérieur, dans des boyaux étriqués ou quand l’horizon s’étire à perte de vue, la direction artistique est d’une beauté irréelle et réalise un sans faute.

Dès les premiers environnements, l’ambiguïté des mécanismes analogiques aux courbes trop organiques nous assaille. Les architectures industrielles sont constituées d’arches évoquant des cages thoraciques, de tubes aux allures d’artères. Tout est délabré, éventré et moite, ce qui contribue encore à brouiller les repères entre le vivant et l’inanimé. Ces corridors osseux sont peuplés de machines et de chaines de montage qui acheminement des corps difformes élevés en batteries, ou des cadavres que l’on entasse dans des fosses communes.

A mesure que vous progressez dans cet univers résolument post-apocalyptique, la prépondérance du métal se mêle de plus en plus aux viscères et réseaux veineux qui prolifèrent comme un cancer dans les boyaux des infrastructures en ruine.

L’ambiance continue d’évoluer au fil de l’aventure et vous fait traverser des décors époustouflants, répugnants ou fascinants, et souvent tout cela à la fois. Chaque scène, chaque angle de vue dénote d’une attention maladive aux détails, et le tout baigne dans des lumières colorées et des nappes de brume du plus bel effet.

Malgré son petit budget, Scorn est impressionnant et ne fait aucune concession. Il profite de sa relative linéarité pour tricher sur l’échelle de ses environnements et compenser par un niveau de détail absolument délirant, du brouillard volumétrique, des textures de qualité et une géométrie suffisamment fine pour donner vie à ses fantaisies biomécaniques.

Il y aurait sûrement moyen de pinailler sur des détails, mais à mon sens, Scorn utilise parfaitement l’Unreal Engine, pour une expérience visuelle bien au-delà de ce que j’attendais d’un petit studio financé par kickstarter.

Je suis loin d’avoir exploré toute l’œuvre de HR Giger, et n’ai toujours pas visité son musée en Suisse, mais le Giger que je connais a un certain nombre d’obsessions, que j’ai retrouvé avec fascination durant mes quelque cinq heures sur Scorn :

  • Le biomécanique
  • Des architectures sombres et grandioses
  • Une imagerie pseudo-religieuse macabre
  • De la reproduction et de la copulation, métaphorique ou explicite selon les tableaux
  • Des pénis et des vulves à ne plus savoir qu’en faire

La fécondité et l’incubation sont des thèmes majeurs dans l’œuvre de Giger et j’étais ravi de voir Scorn embrasser cet aspect et y trouver un formidable terreau d’inspiration pour leur histoire sans parole, où notre tragique protagoniste lutte pour sa survie et sa renaissance.

Côté phallus, en revanche, les développeurs ont limité le caractère sexuel de l’œuvre et j’ai beau être le premier à m’offusquer bruyamment quand on s’efforce d’aseptiser ou lisser ce genre d’aspérités, Giger était quand même sacrément lourd. Scorn ne censure en rien cet aspect, mais ramène ces obsessions à un niveau plus subtil. Il trouve ainsi le juste équilibre pour servir son ambiance et son propos sans tomber trop loin dans le grotesque.

J’ai parlé de l’aspect silencieux de notre épopée, et cela fait partie des choses qui risque de diviser. Le jeu n’a ni texte, ni dialogues, ni enregistrements à écouter. Aucun mot n’y est écrit ou prononcé.

Après des générations de jeux d’horreur plus ou moins bavards dont les développeurs nous font bouffer de l’exposition à coup de carnets de notes, email et enregistrements audio, c’est une excellente surprise de voir Scorn tenter quelque chose d’aussi audacieux, en concentrant toute sa narration dans les environnements, et les quelques séquences cinématiques qui émaillent votre progression, plutôt que risquer de rompre le charme en se montrant verbeux.

L’univers autant que l’histoire resteront largement abscons, et ce, jusqu’à la conclusion qui risque de vous laisser avec un paquet de questions. L’origine de votre personnage, sa nature même, ses motivations ? Tout ça reste très opaque, et certains éléments de l’intrigue sont dévoilés de manière assez subtile pour qu’on puisse complètement passer à côté lors d’un premier walkthrough.

Je comprends qu’il s’agit d’un délicat numéro d’équilibriste entre trop en dire et empiler inutilement les couches de mystère, mais je suis resté sur ma faim et j’aurais aimé comprendre au moins ce que mon propre personnage entreprenait, ne serait-ce que pour me sentir plus impliqué dans ses tribulations.

Et le gameplay dans tout ça ? C’est là que ça se complique un peu.

Disons que sans son inspiration Gigerienne, son ambiance crépusculaire et sa direction artistique fabuleuse, j’aurais sûrement arrêté les frais au bout de 20 minutes. Ce n’est pas foncièrement mauvais, mais je n’ai aucune patience pour les simulateurs de promenades émaillés de puzzles.

Ici, les puzzles sont corrects, sans plus, et parfois un poil trop tordus à mon goût, mais l’enrobage fait passer la pilule. Le problème est qu’il n’est pas toujours évident de se repérer et que je me suis occasionnellement retrouvé perdu entre deux segments d’un même niveau qui se ressemblaient un peu trop et contenaient deux parties d’un même mécanisme à activer dans un certain ordre.

Les combats sont certainement l’aspect le plus critiqué du jeu, à juste titre. La première arme est incompréhensible, les sensations de tir sont mauvaises et avoir en permanence un flingue à l’écran a gâché la moitié de mes screenshots (c’est clairement le plus grave). Pour autant, je ne serais pas aussi dur que ce que j’ai pu lire, car il suffit presque toujours de s’arrêter quelques instants pour que les ennemis continuent de vivre leur vie et finissent par disparaitre dans un orifice du décor.

Et surtout, rien de tout ça ne pèse bien lourd. Si vous êtes friand de ce type d’univers, Scorn est une œuvre indispensable et difficilement dépassable. Sans ça, passez tout de suite votre chemin, car ses mécaniques de jeu n’ont rien de bien neuf ou de remarquable à proposer et qu’il s’agisse des énigmes ou des affrontements, on n’est pas loin du minimum vital.

Scorn est une lettre d’amour à l’univers de Giger, non seulement par son esthétique troublante, mais aussi pour ce qu’il nous fait ressentir. Plus qu’un musée interactif à la gloire du maître, c’est une œuvre splendide et répugnante, qui comprend et retranscrit parfaitement les obsessions de l’artiste, et livre une expérience sensorielle qui lui rend un vibrant hommage.

C’est cette fidélité à l’esprit de l’œuvre, sans sacrifier leur liberté créative, qui fait de Scorn une telle réussite artistique. Ses environnements à couper le souffle se marient à une direction sonore irréelle et oppressante, notamment grâce à la bande son d’Aethek & Lustmord, et les interactions dérangeantes avec l’environnement achèvent de nous transporter dans son univers en déliquescence.

Attention toutefois aux âmes sensibles, car si le jeu vous fera faire des choses révoltantes dès ses premiers moments, c’est surtout vers son dénouement qu’il part très loin dans le body horror et pourrait choquer les amateurs d’horreur les plus aguerris.

8

8/10

Ecrire un commentaire