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Telling Lies │ ★ 9

Une femme entre dans un appartement et s’assoit face à un ordinateur. Son visage anonyme se reflète sur l’écran où est ouvert le moteur de recherche d’une base de données vidéo. Les premières séquences que je parcours sont des conversations anodines : un barbu se décrit, probablement sur un chat de rencontre ? Une mère de famille abrège une visio-conférence pour aller s’occuper de sa fille.

Ces vidéos sont des moitiés de conversations, car je ne peux entendre que la personne filmée et pas les réponses de son interlocuteur. C’est frustrant, un peu ennuyeux et je me demande ce que je fous là. Les autres applications installées sur l’ordinateur ne m’en disent pas plus que les quelques fichiers et images enregistrés localement. Il y a bien un Solitaire, mais je ne suis pas encore désespéré à ce point.

Au détour d’une vidéo, un nom attire mon attention et je le tape dans le champ de recherche qui m’ouvre une nouvelle sélection de clips contenant ce mot clef. Encore des conversations triviales, du flirt, un père raconte une histoire à sa fille pour l’aider à s’endormir, une cam-girl en petite tenue accueille un nouveau client. Je commence à me demander si c’est vraiment ce que j’ai envie de faire de ma soirée.

Une nouvelle recherche, de nouveaux extraits de conversations. L’un d’eux me montre une réunion passablement louche et clandestine, filmée à l’insu de ses participants, dans l’exiguïté d’une cabine de bateau. Beaucoup de mots clefs intrigants y sont lancés et j’en choisis un au hasard, pour essayer d’en apprendre plus.

Les extraits suivants sont de plus en plus déstabilisants, car je commence à savoir quoi taper pour faire émerger les secrets de ces personnages aux conversations finalement pas si triviales. Le barbu du début n’est pas du tout ce qu’il avait l’air d’être, et j’avais très mal interprété la plupart des premiers extraits que j’ai visionnés.
J’en revois certains à la lueur de ces nouvelles informations et les questions commencent à s’entrechoquer dans mon esprit à mesure que les mots clefs s’empilent plus vite que je peux les rechercher.

C’est le moment de sortir un bon vieux calepin dont je noircirai 8 pages pleines de noms, de flèches, de points d’interrogations, de futurs mots à explorer, de révélations soulignées ou encadrées et de questions barrées à mesure que j’y réponds. Il est de moins en moins difficile de remettre les évènements dans l’ordre et de comprendre qui est qui, maintenant que j’ai dénoué une bonne partie des fils de l’intrigue.

Le plaisir de l’investigation est rapidement addictif, et le plus difficile est de choisir quels pans de la trame explorer en priorité. Est-ce que je veux en savoir plus sur David, comprendre quel est le vrai rôle de Tom ? Qui sont ces personnages mentionnés par nom de code ? Quel est ce projet toujours évoqué à demi-mots ? Qu’a bien pu répondre l’interlocuteur d’Emma pendant le long silence qui semble l’avoir ébranlée ?

La multiplicité des personnages et des périodes suscite d’innombrables questions qui ne tardent pas à s’accumuler dans mes notes, et ce n’est qu’au bout de plusieurs heures que je commence à y mettre un peu d’ordre en épuisant peu à peu les évènements que je voulais comprendre, ou les personnages dont le rôle m’échappait encore

Et à côté de l’aspect parfois fastidieux de l’enquête, il y a aussi le plaisir un peu voyeur de se glisser dans le quotidien de personnages que l’on trouve sympathique, comme cette artiste un peu bobo au sourire irrésistible, dont j’avais vite compris le rôle, mais que je voulais mieux connaitre.
Il est important de noter qu’en dépit du nombre d’acteurs, tout le monde joue juste, et même la gamine s’en sort avec les honneurs. De même, le budget est suffisant pour que rien ne semble cheap ou artificiel, si ce n’est ce qui l’est pour de bonnes raisons.

C’est un jeu atypique qui a été favorablement reçu par les critiques, mais a nettement plus divisé ses joueurs. Si ce texte suffit à attiser votre curiosité, c’est certainement un jeu pour vous. En revanche, je peux tout à fait comprendre qu’on soit rebuté par la perspective de visionner plusieurs heures de conversations unilatérales, entrecoupées de silences et de regards, en espérant tomber plus tard sur la seconde moitié du dialogue.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas lancé un jeu en me disant “Allez, juste une heure” et me faire absorber au point de devoir me forcer à aller dormir, trois heures plus tard. Une autre session de ce calibre et me voilà au bout de Telling Lies, avec la conviction d’avoir joué à une œuvre unique qui me marquera durablement.

Sam Barlow, j’ai joué à ton “Her Story” que tout le monde portait aux nues, et j’ai trouvé ça sympa. Le concept était original et plutôt bien exécuté – vite fini, vite oublié. J’ai sûrement la tête dure, ou peut-être l’expérience était-elle trop brève pour que je le réalise pleinement, mais je suis passé à côté de l’aspect profondément novateur de cette proposition narrative déstructurée.

Telling Lies est une évolution du même concept, plus ample et ambitieuse que Her Story. On pourra lui reprocher de ne pas être aussi resserré et efficace, mais je m’y suis senti beaucoup plus impliqué. C’est un film interactif sans choix où l’on recolle les morceaux d’évènements racontés dans le désordre total, en essayant de comprendre les enjeux et les motivations des nombreux personnages, avant l’expiration d’un délai imparti.

Au-delà de ce délai d’environ 5 heures, vous pouvez continuer de visionner des vidéos, ou choisir de terminer le jeu et d’en voir la conclusion. La fin est très (trop ?) ouverte et on ne vous demandera pas de prouver que vous avez compris l’histoire, pas plus qu’on ne vous expliquera quoi que ce soit. Ce dénouement abrupt m’a laissé à la fois perplexe, insatisfait et impressionné par l’audace de la proposition.

Telling Lies est brillant. Sam Barlow invente non seulement un nouveau genre, mais aussi une manière unique de raconter une histoire. Et à l’inverse de beaucoup de jeux vidéos narratifs, c’est une proposition qui ne saurait s’exprimer qu’à travers ce medium. Vous ne pourriez pas en faire un film, une série ou un bouquin, car c’est la découverte active et libre de l’histoire qui en fait la saveur et la singularité. Personne ne la découvrira de la même manière.

Vous pouvez être méthodique ou vous disperser, rebrousser chemin, vous concentrer avec obstination sur un personnage pour découvrir tout son parcours, ou brasser large pour avoir une vue d’ensemble de la chronologie des faits avant d’entrer dans les détails.

Parce que j’aime les analogies approximatives, Telling Lies est l’open-world du jeu narratif : une histoire totalement ouverte que l’on explore à son gré et à son rythme, en choisissant à tout moment quel chemin emprunter. En tirant un fil, puis l’autre, vous explorez de nouveaux sentiers qui vous révèlent parfois de larges territoires remplis de mystères et de questions, ou au contraire vous récompensent lorsque vous avez visé juste.

9

9/10

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